Les visages écrasés / Marin Ledun
Les visages écrasés est un roman de Marin Ledun paru au Seuil cette année.
Il a depuis ma première lecture reçu le Trophée 813 du meilleur roman francophone.
Oui, première lecture car une fois n'est pas coutume, j'ai éprouvé le besoin de relire ce texte après avoir laissé passer quelques semaines. Entre temps, j'ai lu Pendant qu'ils comptent les morts, livre-entretien de Marin Ledun avec Brigitte Font Le Bret, une psychiatre spécialiste de la souffrance au travail (Editions La Tengo, 2010).
Accrochez-vous car la chronique est un peu longue... mais quand on aime on ne compte pas.
Résumé
Carole Mathieu est médecin du travail à Valence. Elle s'occupe particulièrement des employés d'une plate-forme téléphonique. Exerçant depuis des années, elle ne peut que constater la dégradation inéluctable de leurs conditions de travail et l'augmentation parallèle de leur mal-être. Face à ces dépressions et autres suicides et surtout, face à l'inertie et au déni des dirigeants, pourtant maintes fois alertés, elle décide d'agir. Vincent Fournier est un employé au bout du rouleau, qui a déjà essayé de mettre fin à ses jours. Lorsque le Dr Mathieu se rend compte que malgré les médicaments et tout ce qu'elle a fait pour le guérir, il va de moins en moins bien, elle décide d'abréger ses souffrances de manière... radicale.
Mon avis
« Fascinée, je contemple de nouveau le semi-automatique. L'idée de le retourner contre moi me traverse l'esprit mais, encore une fois, Vincent n'est pas le problème.
Il le sait, je le sais.
Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines. Ces projets montés en quelques jours, annoncés priorité-numéro-un, et abandonnés trois semaines plus tard sans que personne ne sache vraiment pourquoi, sur un simple coup de fil de la direction. La valse silencieuse des responsables d'équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles, mutés dans une autre agence ou partis par la petite porte. Cette tension permanente suscitée par l'affichage des résultats de chaque salarié, les coups d'œil en biais, les suspicions, le doute permanent qui ronge les rapports entre collègues, les heures supplémentaires effectuées pour ne pas déstabiliser l'équipe, le planning qui s'inverse au gré des mobilités, des résultats financiers et des ordres hebdomadaires. Les tâches soudaines à effectuer dans l'heure, chaque jour plus nombreuses et plus complexes. Plus éloignées de ses propres compétences. Les anglicismes et les termes consensuels, supposés stimuler l'équipe et masquant des réalités si sourdes et aveugles que le moindre bonjour est à l'origine d'un sentiment de paranoïa aiguë. L'infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition. La paie, amputée des arrêts maladie, et les primes au mérite qui ne tombent plus. Les objectifs inatteignables. Les larmes qui montent aux yeux à tout moment, forçant à tourner la tête pour se cacher, comme un enfant qui aurait honte d'avoir peur. Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul. Mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des chiffres, les caméras de surveillances, la double écoute, le flicage, la confiance perdue. La peur et l'absence de mots pour la dire.
Le problème, c'est l'organisation du travail et ses extensions.
Personne ne le sait mieux que moi.
Vincent Fournier, 13 mars 2009, mort par balle après injection de Sécobarbital, m'a tout raconté.
C'est mon métier, je suis médecin du travail.
Écouter, ausculter, vacciner, notifier, faire remonter des statistiques anonymes auprès de la direction. Mais aussi : soulager, rassurer.
Et soigner.
Avec le traitement adéquat. »
Le personnage principal des Visages écrasés est sans aucun doute le Dr Carole Mathieu, qui en est aussi la narratrice
(à la première personne). Il est central, comme l'est son rôle dans l'entreprise, qui lui permet de savoir beaucoup de choses et de côtoyer les dirigeants comme les employés lambda. Pour
beaucoup, elle est la seule personne de confiance, celle à qui l'on peut tout raconter. Ce déversement de souffrances, elle l'encaisse depuis longtemps sans broncher. Mais chacun a ses limites,
et la larme qui fera déborder son vase, ce sera donc celle de Vincent Fournier. Dès lors, elle est tout autant médecin que malade et doit avaler pilule sur pilule pour tenir debout et finir ce
qu'elle a à faire. Elle est complètement perdue, souhaitant à la fois se faire démasquer par le lieutenant Revel et poursuivre son combat, qu'elle sait perdu d'avance.
« La plate-forme du centre d'appels est déserte, mais les cris et les sonneries de téléphone résonnent encore à l'intérieur de mon crâne.
En journée, le site ressemble à une ruche pleine d'abeilles qui bourdonnent dans des micros, des antennes sur la tête. Une soixantaine d'employés connectés aux clients mécontents en permanence, seize heures sur vingt-quatre. Un peu comme ces salles des centres de lancement de la NASA que l'on voit dans les films américains à gros budget, où des dizaines de types en costume-cravate ou blouse blanche, des caques téléphoniques vissés sur le crâne et séparés par de minces cloisons, tiennent l'avenir de la planète au bout de leurs dix doigts. Les écrans géants, les téléviseurs et les mappemondes en moins. Ici, on vend des forfaits mobiles et on résout les problèmes de connexion Internet les plus complexes en moins de trente minutes. »
S'il s'agit bien d'une fiction, tout (ou presque) y est vrai. Le monde de l'entreprise est mis en scène avec un réalisme criant, comme
rarement il l'a été dans la littérature. Et pour cause, Marin Ledun a travaillé pendant près de sept ans à France Télécom. On sent le vécu, la connaissance du terrain et, plus
que dans tous ses autres romans, on ressent son engagement et sa colère. On peut s'imaginer qu'à la manière d'un Flaubert, le Dr Carole Mathieu, c'est (un peu) lui.
L'identité de l'assassin étant connue dès le départ, on peut penser qu'il n'y aura guère de surprises de ce côté-là. Ce serait mal
connaître l'auteur. Les rebondissements produisent leur effet et le suspense est maintenu jusqu'à la toute fin du roman, très réussie d'ailleurs.
Peut-être plus encore que dans ses précédents textes, Marin Ledun met l'écriture totalement au service de son propos.
Il va à l'essentiel, préférant l'action aux longues descriptions et privilégiant les phrases courtes, parfois même nominales. Seule exception notable, l'usage de la litanie, à plusieurs reprises,
l'auteur listant médicaments ou autres symptômes, oscillant entre inventaire déshumanisé et poésie macabre. Il faut ajouter à cela une bonne trouvaille : l'insertion entre les chapitres de
courriers internes à l'entreprise et de rapports médicaux, venant renforcer l'aspect réel de ce que vivent les personnages.
« Le corps relève de la médecine du travail, le psychisme, non. C'est aussi simple que ça. Le foie, les muscles, les traumatismes crâniens, les entorses, les foulures, les bras cassés, les fémurs brisés, les infections, les irradiations, tout cela ou presque rentre avec le temps dans les cadres établis par la déontologie médicale. Par contre, ce qui se passe dans la tête doit rester dans le cadre strict du domicile. Au mieux, on parlera de stress. Au pire, on vous demandera de garder vos idées noires à la maison. Un salarié qui tente de se suicider sera presque soupçonné de vouloir nuire à l'image de son employeur. Ou, plus grave, au monde du travail en général.
Bien sûr, je caricature. »
Après tant d'éloges, il faut bien reconnaître quelques faiblesses à ce formidable roman. Certains passages – dans les premiers
chapitres surtout – paraissent un peu trop didactiques, voire démonstratifs, comme si l'auteur tenait vraiment à nous montrer qu'il maîtrise totalement son sujet et à nous convaincre. Enfin, bien
qu'il ne fasse pas de doute qu'un nombre de plus en plus important de personnes souffrent au travail aujourd'hui, une telle accumulation de mal-être dans le même lieu paraît exagérée (ici, tous
les salariés semble concernés) et peinera peut-être à convaincre certains lecteurs attachés à un grand réalisme. Ceci dit, et on s'en convaincra aisément en parcourant Pendant qu'ils comptent
les morts (l'essai mentionné en début d'article), il y a fort à parier que Marin Ledun n'a malheureusement rien inventé, intrigue criminelle mise à part. Ce n'est pas
nouveau dans le roman noir contemporain, et on avait déjà relevé que ce procédé littéraire consistant à accumuler sur un même lieu et en un même temps de nombreux évènements, plus ou moins
véridiques et souvent inspirés de faits divers, a ses limites (c'était déjà le cas dans Bien connu des services de
police ou L'honorable société).
« Les victimes ne sont jamais celles que l'on croît. La voilà, mon autre Histoire ! Les voilà, mes faits et mes résultats ! Un
panier de crabes pousser à s'entre-déchirer. Des histoires d'hommes et de femmes. De machines et de procédures inhumaines. D'ordres et de contre-ordres. D'objectifs et de règles comptables.
Mettre soixante hommes dans une salle, vissez-leur des écouteurs et un micro sur la tête, nourrissez-les d'injonctions paradoxales et de primes au mérite, et vous n'obtiendrez rien de plus qu'un
immense charnier de morts vivants. Soulier, Sartis et Fournier, comme les autres. Et moi, perdue au milieu, droguée sur ordonnances jusqu'au bout des ongles, rongée de l'intérieur. Une histoire
qui n'en finit pas de s'écrire et de se réécrire. »
Amateur de polars guillerets, passez votre chemin. Rarement un roman noir n'aura aussi bien porté son nom (au-delà de l'entreprise, la
ville elle-même semble être l'antichambre de l'enfer). Mais si vous pensez pouvoir tenir le choc, alors n'hésitez pas.
Les visages écrasés est un de ces textes qui remuent les tripes du lecteur et lui reste en mémoire pour longtemps. Marin Ledun signe à ce jour son meilleur roman – qui fera certainement date en matière de fiction sur le monde du travail – et mérite largement son Trophée 813 (c'était mon favori bien sûr !).
Certains romans donnent envie de lire, ce qui est déjà très bien. Celui-ci fait fort puisqu'il m'a carrément donné envie d'écrire, c'est dire (bon... de là à ce que de la vélléité je passe à l'acte il y a un grand pas, mais c'est déjà ça...). Bref, un grand coup de cœur !
Remarque : Marin Ledun est l'un des quelques auteurs que je suis depuis ses débuts littéraires et je suis bien content qu'il commence à être vraiment reconnu (y'a qu'à voir : il est de toutes les sélection de Prix en ce moment !). Bien que j'ai beaucoup aimé ses premiers romans, Marketing Viral et plus encore Modus Operandi, je ne peux que constater de réels progrès de livre en livre (tiens, d'ailleurs je me rends compte qu'il y en a que je n'ai pas chroniqués par ici). Vivement la suite donc...
Les visages écrasés de Marin Ledun, Le Seuil (2011), 319 pages.